Ses parents étant morts, il se vit maître de
beaucoup de terres et de seigneuries mais, bien loin de dissiper ces
biens par des dépenses criminelles ou superflues, il les administra
avec autant de prudence et de sagesse que s’il eût été un vieillard
consommé dans l’art de l’économie et du gouvernement domestique.
Les églises et les pauvres y eurent beaucoup de part, et il crut qu’il
ne pouvait témoigner sa reconnaissance envers Dieu, qui lui avait
donné ces richesses, qu’en lui en rendant une partir par l’assistance
de ses ministres et de ceux dont il veut que nous considérions l’indigence
comme semblable à la sienne propre.
Étant en âge de se marier, il prit une femme qui
était aussi d’une maison noble et riche, mais elle lui convenait peu
d’ailleurs pour les qualités de l’esprit et du cœur ; elle n’avait
point la piété de notre saint ; elle était vaniteuse, mondaine,
légère. Dieu permit une société si inégale pour éprouver la vertu
de son serviteur et le purifier dans le creuset des afflictions.
Gengoul, qui était un des principaux seigneurs de
Bourgogne et qui avait beaucoup de bravoure prit une grande part aux
guerres nombreuses que fit le roi Pépin le Bref ; il passa pour
avoir prêté le secours du bras séculier à la prédication de l’Évangile
dans la Frise ; ce qui expliquerait la dévotion dont il a été et
est encore l’objet en Hollande.
Pépin l’estimait singulièrement à cause de ses
beaux faits d’armes et de sa sainteté, qu’il vit éclater même par
des prodiges. Il l’aimait tant, qu’il le faisait coucher dans sa
tente. Un soir, quand ils furent tous deux au lit, la lampe, qu’on
avait éteinte, se ralluma. Le roi, s’étant réveillé, fut surpris
de cette lumière, il se leva et souffla la lampe, qui se ralluma
encore ; le prodige se renouvela trois fois et convainquit Pépin
qu’un saint reposait dans sa tente.
L’histoire de Gengoul raconte une merveille bien
plus extraordinaire ; il s’en retournait en Bourgogne pour s’y
reposer des fatigues de la guerre, en passant par le Bassigny il s’arrêta
dans un endroit délicieux, pour y prendre sa réfection : c’était
sur le bord d’une fontaine dont les eaux étaient très belles et
excellentes. Il l’acheta et la paya à celui qui en était le
possesseur. Dieu voulut punir l’avarice de ce dernier, car il croyait
bien avoir à la fois la fontaine et son prix, ne voyant pas comment le
Saint pourrait la transporter dans ses terres. Gengoul, arrivé à
Varennes, sa résidence habituelle, ficha son bâton dans la terre et en
fit sortir une magnifique fontaine : c’était celle qu’il avait
achetée, car elle cessa d’exister dans la terre du vendeur avare.
Nous l’avons déjà dit, Notre Seigneur destinait
Gengoul à être un grand modèle de patience, un autre Tobie, un autre
Job.
Sa femme se moquait de sa piété, insultait à ses
vertus ; à la fin, elle lui devint infidèle. Le Saint, s’en
étant aperçu, fut plongé dans une vive douleur et une grande
perplexité, trouvant également pénible et funeste de punir ce crime
et de le laisser impuni. Il était toujours dans cet embarras, lorsqu’un
jour, se promenant seul avec la coupable, il lui dit : « Il y
a longtemps qu’il court des bruits contre votre honneur. Je n’ai pas
voulu vous en parler avant de savoir s’ils étaient fondés, mais
aujourd’hui, il ne m’est plus permis de garder le silence : je
vous rappelle donc qu’une femme n’a rien de plus cher au monde que
son honneur ; elle doit tout faire pour le conserver ou le
recouvrer. »
Cette misérable épouse lui répondit avec
insolence qu’il n’y avait rien de plus injuste que les bruits qu’on
faisait courir contre elle ; elle lui avait gardé sa foi jusqu’alors
et elle la lui garderait toujours ; il était malheureux pour elle
d’être victime de telles calomnies. »
« S’il en est ainsi, réplique le Saint,
voici une eau limpide et qui n’est ni assez chaude, ni assez froide
pour nuire (ils étaient alors sur le bord d’une fontaine). Plongez-y
votre bras : si vous n’en éprouvez aucun mal, vous serez
innocente à mes yeux. »
La coupable, considérant cette épreuve comme un
trait de la simplicité de son mari, s’empressa de fournir un
témoignage si facile de son innocence, et plongea son bras dans l’eau
jusqu’au coude. Elle fut bien surprise quand, à mesure qu’elle l’en
retira, la peau, se détachant comme si on l’eût écorchée, vint
prendre jusqu’au bout de ses doigts, d’une manière horrible :
elle ressentit des douleurs excessives. Confuse, interdite, elle n’osait
plus lever les yeux vers son mari, et néanmoins, l’orgueil l’empêchant
encore de s’avouer coupable et de demander pardon, elle demeura dans
un honteux silence, à l’exception des cris que la douleur lui
arrachait.
Alors Gengoul lui dit : « Je pourrais
vous livrer à toute la sévérité de la loi ; mais j’aime mieux
vous laisser la liberté d’expier vous-même, dans la pénitence et
les larmes, l’adultère dont le ciel vient de vous convaincre.
Cependant je ne demeurerai pas plus longtemps avec vous ;
retirez-vous dans la terre que je vous ai affecté pour votre domaine,
tâchez d’y apaiser la colère de Dieu justement irrité contre vous,
compensez par des bonnes œuvres les iniquités que vous avez
commises ; et, pour moi, je me retirerai aussi, afin que la
compagnie d’une adultères ne me fasse pas participant de son
crime. »
Ainsi saint Gengoul mit sa femme dans une de ses
seigneuries, et lui assigna un certain revenu pour sa subsistance, lui,
de son côté, se retira dans un château qu’il avait auprès d’Avallon,
ville de Bourgogne, sur le Cussin, entre Auxerre et Autun. De là, il
continua à veiller sur la conduite de celle que son infidélité avait
rendue indigne de ses soins : il l’exhortait souvent, par
lettres, à rentre en elle-même et à expier ses fautes passées par
une meilleure vie. Mais ses remontrances furent fort inutiles. Cette
femme libertine, se voyant séparée de son mari, en profita pour
continuer ses désordres.
Elle ne se contenta pas de vivre publiquement dans
l’adultère, mais, craignant que son mari ne donnât tous ses biens
aux pauvres, à qui il faisait déjà de grandes aumônes, ou même ne
la punît selon toute la rigueur des lois, elle résolut sa mort, avec
le complice de ses désordres, qui se chargea de l’exécution. Cet
assassin se rend donc secrètement à la résidence de Gengoul, et,
ayant trouvé le moyen d’entrer dans sa chambre lorsqu’il était
seul et encore couché, prend l’épée qui était pendue près son
chevet et lève le bras pour lui en décharger un grand coup sur la
tête. Mais Gengoul, s’étant réveillé en ce moment, pare le coup,
qui le frappe seulement sur la cuisse. La blessure était néanmoins
mortelle. Le Martyr de la justice et de la chasteté eut le temps de
recevoir les derniers Sacrements avant de s’endormir dans le Seigneur
le 11 mai 760.
Il avait deux tantes d’une insigne vertu, qu’il
avait laissées à Varennes : l’une s’appelait Villetrude et l’autre
Villegose. Ces saintes femmes, ayant appris la mort de leur neveu,
souhaitèrent que son corps fut enterré en l’église de leur
bourg : c’était d’autant plus juste, qu’il en était le
fondateur, et qu’il avait donné de grands revenus pour l’entretien
des clercs qui la desservaient. Elles prirent avec elles tout le
clergé, et, encore suivies d’une partie des habitants, elles se
transportèrent en diligence au lieu où il était décédé. On ne put
pas leur refuser son corps : il fut donc conduit à Varennes avec
beaucoup de solennité et au milieu des flambeaux et des chants
ecclésiastiques, qui ne discontinuèrent point pendant tout ce chemin,
qui est de plusieurs lieues. Ce qui rendit cette pompe funèbre fort
éclatante, ce fut que saint Gengoul fit paraître, par plusieurs
miracles, la gloire de son âme dans le ciel.
Dieu continua à manifester par de nombreux
miracles la vertu et la sainteté du Martyr. La France, les Pays-Bas, l’Allemagne
lui élevèrent des autels. La Suisse plaça sous son invocation
plusieurs de ses églises ; et, au pied des Alpes, sur le bord du
lac de Genève, dans le diocèse d’Annecy, un village porte le nom de
saint Gengolph, est dédié à saint Gengoul.
Au reste, le meurtre de saint Gengoul ne demeura
pas impuni : l’adultère qui l’avait assassiné, étant
retourné vers son infâme maîtresse pour lui donner avis de son
homicide, fut saisi sur-le-champ de violentes coliques et mourut dans un
lieu digne de lui, au milieu des plus atroces douleurs. La femme du
Saint, qui ajouta à ses crimes celui de se moquer de ses miracles, fut
châtiée par une incommodité honteuse qui lui dura toute la vie.
On représente saint Gengoul en costume de baron,
armé de toutes pièces, avec une croix sur son écu, la main posée sur
la garde de son épée, dont la pointe fait sortir de terre une source.
Saint Gengoul est l’un des patrons de Harlem, en Hollande, de
Florennes, dans la province de Namur, de Toul, de Varennes, en
Champagne, de Montreuil-sur-mer, etc.
Il est spécialement invoqué par les mal mariés.