I. Chéreng ; étymologie de ce nom ; erreur singulière d’un savant étymologiste. Premières mentions de ce village. La dîme de Chéreng ; forme symbolique d’investissement.

Le nom de Chéreng, suivant M. Mannier, serait l’abréviation de Chereng-Hem et aurait un caractère tout germanique ;[1] mais cette origine est repoussée par M. Chottin. Ce dernier a signalé dans son Étymon du Hainaut,[2] les nombreuses désinences des finales collectives usitées dans les pays de langue gauloise. Elles varieraient, pour ainsi dire, de département à département ; ainsi, tandis que les Français auraient choisi la forme ai, aie, ois, les wallons du pays de Liège auraient préféré la forme eux, et ceux du Hainauit belge et français auraient adopté la forme ain qui se serait modifiée en aing, eng, en, quelquefois même en in.

M. Chottin aurait le premier deviné et établi la nature de ces dernières finales en tant que collectives. Cette découverte, postérieure au travail de M. Mannier, ne pouvait manquer, selon M. Chottin, de jeter un grand jour dans la science étymologique, car lorsqu’on sait que les finales des noms tels que ceux de Espain, Blandain, Hertain, Fouleng et Chéreng, sont purement collectives, il ne reste plus qu’à découvrir le radical pour avoir la signification de l’ensemble, et on leur trouve ainsi la valeur de l’épinaie, la friche, le jardin, la plaine unie, la foutelaie, la pierraie.

Le collectif cher-eng, pour cheraie, cherai, serait pur celtique ; le radical cher, cheyr, quer, cair, signifierait pierre, comme Chercq en Hainaut, et ce serait de ce dernier radical cair que proviendraient les mots français carrier et carrière. À Chercq, la pierre s’est exploitée à ciel ouvert, tandis qu’à Chéreng, localité située à six kilomètres de Lille, on a pratiqué des galeries souterraines dont le village est tout miné. C’est du fond de ces galeries, véritables catacombes, qu’on extrait les blocs de pierre blanche tendre qui, travaillés à leur sortie par la scie et le ciseau du carrier, sont ensuite livrés au commerce de la bâtisse. « Voilà de ces particularités locales, ajoute l’auteur, qu’un étymologiste ne peut ignorer, s’il veut être cru sur parole. »[3] Il n’y a à cela qu’une difficulté, c’est que personne n’a jamais entendu parler de l’exploitation des pierres de Chéreng ni des galeries souterraines dont tout le village serait miné. À Chéreng, le savant étymologiste ne sera pas cru sur parole.

On rencontre pour la première fois le nom de Chéreng, Ceren, dans les lettres de Simon. évêque de Noyon et de Tournai donnant, le dimanche de l’Incarnation, jour de Noël 1145, l’autel de ce village à l’abbaye de Cysoing.[4] Le successeur de Simon, Anselme, évêque de Tournai, qui n’occupa que pendant trois ans ce siège séparé de celui de Noyon, renouvela cette donation vers 1148, réservant son droit et celui de ses ministres.[5] Gérard, évêque de Tournai après Anselme, approuva, en 1161,[6] cette même donation que le pape Alexandre III confirma le 10 janvier 1180.[7]

Mais l’autel de Chéreng, suivant une distinction que j’ai déjà constatée dans les églises de notre contrée au moyen âge et notamment dans celles d’Annappes et de Lesquin,[8] ne comprenait plus alors que la maison pastorale, les oblations et le tiers de la dîme ; restait le bode ou les deux autres tiers de la dîme que, malgré l’autorité des conciles, on considérait comme un bien qui pouvait être et avait été en effet abandonné aux laïques. Dans l’origine, la dîme était, comme on sait, un droit purement ecclésiastique, exercé exclusivement par le clergé ; mais les seigneurs ayant usurpé ce droit ou l’ayant reçu en fief, avaient donné naissance à ce qu’on appelait les dîmes inféodées, c’est-à-dire les dîmes détournées du but de leur institution et passées des mains de l’Église en celles des laïques.

Les conciles n’avaient pas cessé de s’élever contre la possession des dîmes par les laïques. On peut citer, entre beaucoup d’autres, le concile de Rome en 1070,[9] celui de Clermont en 1095,[10] et surtout le concile œcuménique de Latran en 1139, portant défense aux laïques de posséder les dîmes des églises qui, d’après l’autorité des canons, devaient avoir une destination religieuse. « Quelles que soient les personnes, évêques ou rois, dont ils les tiennent, qu’ils sachent, disent les Pères, qu’en ne les restituant pas à l’Église, ils se rendent coupables de sacrilège et s’exposent à la damnation éternelle. »[11]

Naguère encore, le troisième concile de Latran tenu en 1179, venait de défendre aux laïques de transférer en aucune manière à d’autres laïques les dîmes qu’ils ne possédaient qu’au péril de leurs âmes, enjoignant à ceux qui les avaient reçues de les restituer à l’Église sous peine d’être privés de la sépulture ecclésiastique.[12] Mais rien n’est plus difficile que la restitution et généralement en France et même en Flandre on restait sourd à cette injonction.

Quoiqu’il en soit l’abbé de Cysoing eut, vers 1181, l’occasion d’acquérir les deux tiers inféodés de la dîme de Chéreng, Cerenz. L’analyse d’une charte de Philippe d’Alsace nous apprend dans quelles circonstances et par quelles formes de procédures intéressantes cette acquisition se fit.

Amauri de Landas, feudataire du comte de Flandre pour la dîme de Chéreng, avait sous-inféodé cette dîme à Simon de Lalaing, et celui-ci au père de Jean de Tressin, chevalier. Jean, pauvre et écrasé de dettes, se trouvait réduit à vendre ou sa dîme ou sa terre labourable. Ses parents, consultés, furent d’avis qu’il offrit la dîme, d’abord à ses frères et à ses proches, et, faute par eux de vouloir l’acheter, qu’il la vendît et la transmît à une église, avec l’assentiment de ceux de qui il la tenait en fief. Nul de ses proches n’ayant voulu s’en rendre acquéreur, il alla trouver l’abbé et les religieux de Cysoing, les suppliant de la lui acheter et de le soulager ainsi de sa misère et de ses dettes. Déjà possesseurs d’une partie de cette dîme, ceux-ci consentirent à acheter l’autre partie, si Jean pouvait la leur remettre affranchie de toute seigneurie. À force de coûteuses démarches, il en vint à bout et le prix fut arrêté à 145 marcs d’argent. Cela fait, Jean, sa femme et son fils, Simon de Lalaing, Amauri de Landas et de nombreux amis comparurent à Lille, avec l’abbé et ses religieux, devant le comte à qui tout fut exposé en détail et qui, voyant un chevalier dans l’embarras, donna son assentiment à cette vente.

Alors devant le comte et ses barons, Jean avec sa femme et son fils, remit la dîme à Simon, son seigneur, et à sa femme Richesent dont ce fief était le patrimoine ; Simon le remit à Amauri et celui-ci au comte. Ayant ainsi en main cette dîme dégagée de leur seigneurie, le comte somma trois fois ses barons de lui dire s’il pouvait en gratifier l’église de Cysoing ; sur leur réponse qu’il le pouvait, qu’il pouvait même la retenir pour son propre usage, le comte la transmit en toute franchise à l’abbé Samuel et aux religieux de Cysoing, chargeant ses hommes, Siger de Pérenchies et Adam, prévôt de Lille, d’en faire remise pour lui, par raim et gazon, ramo et cespite, sur l’autel du saint pape et martyr Calixte, en présence du clergé et du peuple.[13]

Cette forme d’investissement par raim et gazon m’arrête un instant. Sous la législation romaine, on entourait la passation des contrats d’une sorte de mise en scène qui devait ajouter à la force de l’engagement contracté. C’est ainsi que la propriété des biens se transmettait non par un simple pacte, mais par la tradition, par la délivrance. Il en fut de même sous le droit coutumier : La propriété d’une chose ne passait d’une personne .à une autre que par une tradition réelle ou feinte et l’on donnait à cette tradition une forme dramatique. Dans la cession des terres, pour consacrer le droit du nouveau propriétaire par un signe sensible, public, et en même temps symbolique, on avait généralement adopté, comme la représentation du bien, un rameau et un gazon qu’on mettait en main de l’acquéreur ou qu’on déposait publiquement et solennellement sur l’autel, si cet acquéreur était un établissement religieux.

La vente de la dîme de Chéreng, Cherens, fut ensuite confirmée par Évrard, évêque de Tournai. « Comme aux siècles d’or ont succédé des temps pleins de périls, dit le Prélat, et que les biens des serviteurs de Dieu, consacrés à l’usage des églises sous l’œil de la Providence, sont convoités par la cupidité des fils du siècle, il convient au pasteur d’étendre son bras protecteur et de veiller avec un soin jaloux sur la part du Christ, afin de préserver le domaine de l’Église des usurpations continuelles des ennemis de la Croix.[14]

L’église de Chéreng est encore reprise, en 1192, dans la bulle par laquelle le pape Célestin III prend sous sa protection le monastère de Cysoing et le confirme dans la possession de tous ses biens. »[15]

 

[1] Études étymologiques… sur les noms des villes, bourgs et villages du département du Nord, p. 108.

[2] Deuxième édition, Tournai 1867.

[3] Une chasse aux noms de lieu dans le département du Nord, annales de la Société historique, archéologique et littéraire de la ville d’Ypres, t. VIII, p.59.

[4] Archives du Nord, fonds de Cysoing, original. – De Coussemaker, Cartulaire de l’abbaye de Cysoing, n° XIII.

[5] Fonds de Cysoing, original. — De Coussemaker, XV. Altaria de Cheren et de Tuflers.

[6] Fonds de Cysoing, original. — D’Achery, II. 881. De Coussemaker, XXV, Altare de Ceren.

[7] Fonds de Cysoing, original. — D’Achery, II. 882. De Coussemaker, XXXIX. Ecclesiam de Cheren.

[8] Notice historique sur Annappes, année 1006. — Les Châtelains de Lille, année 1096.

[9] 6ème Canon : Défense aux laïques de retenir les dîmes qui n’ont été établies que pour des usages pieux, quand même, elles leur auraient été cédées par des rois ou des évêques.

[10] 19ème et 20ème canons: Défense aux laïques de retenir les dîmes et les autels, c’est-à-dire les églises.

[11] 10ème Canon.

[12] Canons 13, 14 : Prohibemus etiam, ne laici decimas cum animarum suarum periculo detinentes in alios laicos possint aliquomodo transfere. Si quis vero receperit, et eeclesiae non tradiderit, christiana sepultura privatur.

[13] Fonds de Cysoing, originel scellé. — De Coussemaker, n° XLI.

[14] Fonds de Cysoing, original. — J. de Coussemaker, XLIV.

[15] Ibidem. — Buzelin, Gallo-Flandria, p. 364. — Migne, Celestini III romani pontificis, epistolae, col. 1236. — I. de Coussemaker, Ll.

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